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Anthologie

Les Voyages de Gulliver dans le texte

Une sélection d'extraits pour découvrir toute l'originalité et la profondeur des Voyages de Gulliver, conte philosophique publié par Jonathan Swift dans sa version expurgée dès 1726 puis dans sa version non censurée en 1735. A la fois pastiche des récits de voyage et pamphlet satirique, il raconte les aventures du capitaine Gulliver à la rencontre de peuples étranges.

Gulliver enchaîné par les Lilliputiens

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Partie I, chapitre 1, 1726.
Les Voyages de Gulliver raconte les aventures du capitaine Lemuel Gulliver alors qu'il découvre le monde au gré de ses navigations. Le plus célèbre de ses quatre voyages le fait échouer à l'île de Lilliput. Après s'être endormi dans l'herbe, Gulliver se découvre à son réveil enchaîné et attaqué par une armée d'hommes minuscules.

Je fis environ un quart de lieue sans découvrir aucune maison ni aucun vestige d’habitants, quoique ce pays fût très peuplé. La fatigue, la chaleur et une demi-pinte d’eau-de-vie que j’avais bue en abandonnant le vaisseau, tout cela m’excita à dormir. Je me couchai sur l’herbe, qui était très fine, où je fus bientôt enseveli dans un profond sommeil, qui dura neuf heures. Au bout de ce temps-là, m’étant éveillé, j’essayai de me lever ; mais ce fut en vain. Je m’étais couché sur le dos ; je trouvai mes bras et mes jambes attachés à la terre de l’un et de l’autre côté, et mes cheveux attachés de la même manière. Je trouvai même plusieurs ligatures très minces qui entouraient mon corps, depuis mes aisselles jusqu’à mes cuisses. Je ne pouvais que regarder en haut ; le soleil commençait à être fort chaud, et sa grande clarté blessait mes yeux. J’entendis un bruit confus autour de moi, mais, dans la posture où j’étais, je ne pouvais rien voir que le soleil. Bientôt je sentis remuer quelque chose sur ma jambe gauche, et cette chose, avançant doucement sur ma poitrine, monter presque jusqu’à mon menton. Quel fut mon étonnement lorsque j’aperçus une petite figure de créature humaine haute tout au plus de trois pouces, un arc et une flèche à la main, avec un carquois sur le dos ! J’en vis en même temps au moins quarante autres de la même espèce. Je me mis soudain à jeter des cris si horribles, que tous ces petits animaux se retirèrent transis de peur ; et il y en eut même quelques-uns, comme je l’ai appris ensuite, qui furent dangereusement blessés par les chutes précipitées qu’ils firent en sautant de dessus mon corps à terre. Néanmoins ils revinrent bientôt, et l’un d’eux, qui eut la hardiesse de s’avancer si près qu’il fut en état de voir entièrement mon visage, levant les mains et les yeux par une espèce d’admiration, s’écria d’une voix aigre, mais distincte : Hekinah Degul. Les autres répétèrent plusieurs fois les mêmes mots ; mais alors je n’en compris pas le sens. J’étais, pendant ce temps-là, étonné, inquiet, troublé, et tel que serait le lecteur en pareille situation. Enfin, faisant des efforts pour me mettre en liberté, j’eus le bonheur de rompre les cordons ou fils, et d’arracher les chevilles qui attachaient mon bras droit à la terre ; car, en le haussant un peu, j’avais découvert ce qui me tenait attaché et captif. En même temps, par une secousse violente qui me causa une douleur extrême, je lâchai un peu les cordons qui attachaient mes cheveux du côté droit (cordons plus fins que mes cheveux mêmes), en sorte que je me trouvai en état de procurer à ma tête un petit mouvement libre. Alors ces insectes humains se mirent en fuite et poussèrent des cris très aigus. Ce bruit cessant, j’entendis un d’eux s’écrier : Tolgo Phonac, et aussitôt je me sentis percé à la main de plus de cent flèches qui me piquaient comme autant d’aiguilles. Ils firent ensuite une autre décharge en l’air, comme nous tirons des bombes en Europe, dont plusieurs, je crois, tombaient paraboliquement sur mon corps, quoique je ne les aperçusse pas, et d’autres sur mon visage, que je tâchai de couvrir avec ma main droite. Quand cette grêle de flèches fut passée, je m’efforçai encore de me détacher ; mais on fit alors une autre décharge plus grande que la première, et quelques-uns tâchaient de me percer de leurs lances ; mais, par bonheur, je portais une veste impénétrable de peau de buffle. Je crus donc que le meilleur parti était de me tenir en repos et de rester comme j’étais jusqu’à la nuit ; qu’alors, dégageant mon bras gauche, je pourrais me mettre tout à fait en liberté, et, à l’égard des habitants, c’était avec raison que je me croyais d’une force égale aux plus puissantes armées qu’ils pourraient mettre sur pied pour m’attaquer, s’ils étaient tous de la même taille que ceux que j’avais vus jusque-là. Mais la fortune me réservait un autre sort.

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver : Paris, Laplace et Sanchez, 1879.

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Gulliver exposé sur une table

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Partie II, chapitre 2, 1726.
Le deuxième voyage entrepris par le capitaine Gulliver l'amène à Brobdingnag, situé dans l'océan Pacifique. La situation est inverse de celle de Lilliput : les habitants sont des géants et Gulliver. L'un d'entre eux s'empare de Gulliver pour l'emmener dans sa ferme, où une petite fille, qu'il surnomme Glumdalclitch, s'occupe de lui. Ici, Gulliver devient un objet de curiosité exposé sur une table à un ami de son maître.

Il se répandit alors dans tout le pays que mon maître avait trouvé dans les champs un petit animal environ de la grosseur d’un splacknock (animal de ce pays long d’environ six pieds), et de la même figure qu’une créature humaine ; qu’il imitait l’homme dans toutes ses actions, et semblait parler une petite espèce de langue qui lui était propre ; qu’il avait déjà appris plusieurs de leurs mots ; qu’il marchait droit sur les deux pieds, était doux et traitable, venait quand il était appelé, faisait tout ce qu’on lui ordonnait de faire, avait les membres délicats et un teint plus blanc et plus fin que celui de la fille d’un seigneur à l’âge de trois ans. Un laboureur voisin, intime ami de mon maître, lui rendit visite exprès pour examiner la vérité du bruit qui s’était répandu. On me fit venir aussitôt : on me mit sur une table, où je marchai comme on me l’ordonna. Je tirai mon sabre et le remis dans mon fourreau ; je fis la révérence à l’ami de mon maître ; je lui demandai, dans sa propre langue, comment il se portait, et lui dis qu’il était le bienvenu, le tout suivant les instructions de ma petite maîtresse. Cet homme, de qui le grand âge avait fort affaibli la vue, mit ses lunettes pour me regarder mieux ; sur quoi je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Les gens de la famille, qui découvrirent la cause de ma gaieté, se prirent à rire, de quoi ce rustique fut assez bête pour se fâcher. Il avait l’air d’un avare, et il le fit bien paraître par le conseil détestable qu’il donna à mon maître de me faire voir pour de l’argent à quelque jour de marché, dans la ville prochaine, qui était éloignée de notre maison d’environ vingt-deux milles. Je devinai qu’il y avait quelque dessein sur le tapis, lorsque je remarquai mon maître et son ami parlant ensemble tout bas à l’oreille pendant un assez long temps, et quelquefois me regardant et me montrant au doigt.
 
Le lendemain au matin, Glumdalclitch, ma petite maîtresse, me confirma dans ma pensée, en me racontant toute l’affaire, qu’elle avait apprise de sa mère. La pauvre fille me cacha dans son sein et versa beaucoup de larmes : elle appréhendait qu’il ne m’arrivât du mal, que je ne fusse froissé, estropié, et peut-être écrasé par des hommes grossiers et brutaux qui me manieraient rudement. Comme elle avait remarqué que j’étais modeste de mon naturel, et très délicat dans tout ce qui regardait mon honneur, elle gémissait de me voir exposé pour de l’argent à la curiosité du plus bas peuple ; elle disait que son papa et sa maman lui avaient promis que Grildrig serait tout à elle ; mais qu’elle voyait bien qu’on la voulait tromper, comme on avait fait, l’année dernière, quand on feignit de lui donner un agneau, qui, quand il fut gras, fut vendu à un boucher. Quant à moi, je puis dire, en vérité, que j’eus moins de chagrin que ma petite maîtresse. J’avais conçu de grandes espérances, qui ne m’abandonnèrent jamais, que je recouvrerais un jour ma liberté, et, à l’égard de l’ignominie d’être porté çà et là comme un monstre, je songeai qu’une telle disgrâce ne me pourrait jamais être reprochée, et ne flétrirait point mon honneur lorsque je serais de retour en Angleterre, parce que le roi même de la Grande-Bretagne, s’il se trouvait en pareille situation, aurait un pareil sort.

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver : Paris, Laplace et Sanchez, 1879.

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Gulliver découvre Laputa

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Partie III, chapitre 1, 1726.
Lors de son troisième voyage, le capitaine Gulliver découvre Laputa, une île volante, flottant au-dessus du pays de Balnibarbi grâce à un complexe système reposant sur une pierre magnétique. Les habitants de l'île l'invitent à les rejoindre.

Je considérais qu’il était impossible de ne pas mourir dans un lieu si misérable. Je me trouvai si abattu de ces réflexions, que je n’eus pas le courage de me lever, et, avant que j’eusse assez de force pour sortir de ma cave, le jour était déjà fort grand : le temps était beau et le soleil si ardent que j’étais obligé de détourner mon visage.
 
Mais voici tout à coup que le temps s’obscurcit, d’une manière pourtant très différente de ce qui arrive par l’interposition d’un nuage. Je me tournai vers le soleil et je vis un grand corps opaque et mobile entre lui et moi, qui semblait aller çà et là. Ce corps suspendu, qui me paraissait à deux milles de hauteur, me cacha le soleil environ six ou sept minutes ; mais je ne pus pas bien l’observer à cause de l’obscurité. Quand ce corps fut venu plus près de l’endroit où j’étais, il me parut être d’une substance solide, dont la base était plate, unie et luisante par la réverbération de la mer. Je m’arrêtai sur une hauteur, à deux cents pas environ du rivage, et je vis ce même corps descendre et approcher de moi environ à un mille de distance. Je pris alors mon télescope, et je découvris un grand nombre de personnes en mouvement, qui me regardèrent et se regardèrent les unes les autres.
 
L’amour naturel de la vie me fit naître quelques sentiments de joie et d’espérance que cette aventure pourrait m’aider à me délivrer de l’état fâcheux où j’étais ; mais, en même temps, le lecteur ne peut s’imaginer mon étonnement de voir une espèce d’île en l’air, habitée par des hommes qui avaient l’art et le pouvoir de la hausser, de l’abaisser et de la faire marcher à leur gré ; mais, n’étant pas alors en humeur de philosopher sur un si étrange phénomène, je me contentai d’observer de quel côté l’île tournerait, car elle me parut alors arrêtée un peu de temps. Cependant elle s’approcha de mon côté, et j’y pus découvrir plusieurs grandes terrasses et des escaliers d’intervalle en intervalle pour communiquer des unes aux autres.
 
Sur la terrasse la plus basse, je vis plusieurs hommes qui péchaient des oiseaux à la ligne, et d’autres qui regardaient. Je leur fis signe avec mon chapeau et avec mon mouchoir ; et lorsque je me fus approché de plus près, je criai de toutes mes forces ; et, ayant alors regardé fort attentivement, je vis une foule de monde amassée sur le bord qui était vis-à-vis de moi. Je découvris par leurs postures qu’ils me voyaient, quoiqu’ils ne m’eussent pas répondu. J’aperçus alors cinq ou six hommes montant avec empressement au sommet de l’île, et je m’imaginai qu’ils avaient été envoyés à quelques personnes d’autorité pour en recevoir des ordres sur ce qu’on devait faire en cette occasion.

La foule des insulaires augmenta, et en moins d’une demi-heure l’île s’approcha tellement, qu’il n’y avait plus que cent pas de distance entre elle et moi. Ce fut alors que je me mis en diverses postures humbles et touchantes, et que je fis les supplications les plus vives ; mais je ne reçus point de réponse ; ceux qui me semblaient le plus proche étaient, à en juger par leurs habits, des personnes de distinction.
 
À la fin, un d’eux me fit entendre sa voix dans un langage clair, poli et très doux, dont le son approchait de l’italien ; ce fut aussi en italien que je répondis, m’imaginant que le son et l’accent de cette langue seraient plus agréables à leurs oreilles que tout autre langage. Ce peuple comprit ma pensée ; on me fit signe de descendre du rocher et d’aller vers le rivage, ce que je fis ; et alors, l’île volante s’étant abaissée à un degré convenable, on me jeta de la terrasse d’en bas une chaîne avec un petit siège qui y était attaché, sur lequel m’étant assis, je fus dans un moment enlevé par le moyen d’une moufle.

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver : Paris, Laplace et Sanchez, 1879.

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Les causes des guerres

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, Partie IV, chapitre 5, 1726.
Lors de son quatrième et dernier voyage, le capitaine Gulliver voyage au pays des Houyhnhnms, des chevaux beaux, intelligents et d'une grande sagesse. Ils sont les maîtres des yahoos, animaux répugnants qui se révèlent être des humains. Gulliver s'applique à apprendre la langue des Houyhnhnms. Il explique ici à son maître les causes les plus ordinaires des guerres entre princes de l'Europe.

Il me demanda alors quels étaient les causes et les motifs les plus ordinaires de nos querelles et de ce que j’appelais la guerre. Je répondis que ces causes étaient innombrables et que je lui en dirais seulement les principales. « Souvent, lui dis-je, c’est l’ambition de certains princes qui ne croient jamais posséder assez de terre ni gouverner assez de peuples. Quelquefois, c’est la politique des ministres, qui veulent donner de l’occupation aux sujets mécontents. Ç’a été quelquefois le partage des esprits dans le choix des opinions. L’un croit que siffler est une bonne action, l’autre que c’est un crime ; l’un dit qu’il faut porter des habits blancs, l’autre qu’il faut s’habiller de noir, de rouge, de gris ; l’un dit qu’il faut porter un petit chapeau retroussé, l’autre dit qu’il en faut porter un grand dont les bords tombent sur les oreilles, etc. » J’imaginai exprès ces exemples chimériques, ne voulant pas lui expliquer les causes véritables de nos dissensions par rapport à l’opinion, vu que j’aurais eu trop de peine et de honte à les lui faire entendre. J’ajoutai que nos guerres n’étaient jamais plus longues et plus sanglantes que lorsqu’elles étaient causées par ces opinions diverses, que des cerveaux échauffés savaient faire valoir de part et d’autre, et pour lesquelles ils excitaient à prendre les armes.
 
Je continuai ainsi : « Deux princes ont été en guerre parce que tous deux voulaient dépouiller un troisième de ses États, sans y avoir aucun droit ni l’un ni l’autre. Quelquefois un souverain en a attaqué un autre de peur d’en être attaqué. On déclare la guerre à son voisin, tantôt parce qu’il est trop fort, tantôt parce qu’il est trop faible. Souvent ce voisin a des choses qui nous manquent, et nous avons des choses aussi qu’il n’a pas ; alors on se bat pour avoir tout ou rien. Un autre motif de porter la guerre dans un pays est lorsqu’on le voit désolé par la famine, ravagé par la peste, déchiré par les factions. Une ville est à la bienséance d’un prince, et la possession d’une petite province arrondit son État : sujet de guerre. Un peuple est ignorant, simple, grossier et faible ; on l’attaque, on en massacre la moitié, on réduit l’autre à l’esclavage, et cela pour le civiliser. Une guerre fort glorieuse est lorsqu’un souverain généreux vient au secours d’un autre qui l’a appelé, et qu’après avoir chassé l’usurpateur, il s’empare lui-même des États qu’il a secourus, tue, met dans les fers ou bannit le prince qui avait imploré son assistance. La proximité du sang, les alliances, les mariages, sont autant de sujets de guerre parmi les princes ; plus ils sont proches parents, plus ils sont près d’être ennemis. Les nations pauvres sont affamées, les nations riches sont ambitieuses ; or, l’indigence et l’ambition aiment également les changements et les révolutions. Pour toutes ces raisons, vous voyez bien que, parmi nous, le métier d’un homme de guerre est le plus beau de tous les métiers ; car, qu’est-ce qu’un homme de guerre ? C’est un yahou payé pour tuer de sang-froid ses semblables qui ne lui ont fait aucun mal.

Jonathan Swift, Voyages de Gulliver : Paris, Laplace et Sanchez, 1879.

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